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Vers la BREVE HISTOIRE DU MONOTHEISME

Vers L'INTRODUCTION

 

Cosmos par hasard

ou création continue :

 liste de quelques conséquences

 

A tout le moins, Gaïa

Soyons réalistes : si le cosmos a été produit par hasard, si la nature nous a fait naître par hasard, que pourrions-nous faire de mieux que de fêter les innombrables chances que nous avons eues ? L'apparition, l'extension et la complexification de la vie sur Terre ont échappé à tellement d'accidents de parcours...

Si c'est le cas, nous sommes des prisonniers mortels sur notre planète, mais après tout il s'agit d'une superbe planète bleue. Avec son milieu vivant, elle forme un ensemble qu'on a nommé Gaïa. Nous sommes l'esprit, l'intelligence, la conscience de Gaïa. Nous sommes une conscience de l'univers, -  l'une en tout cas de ses consciences. C'est un grand privilège.

Nous pourrions facilement reprendre confiance dans une évolution positive de notre espèce, même si nos politiques - ou plutôt nos absences de politiques - brouillent toujours les perspectives. Tout est prêt, nous le savons, pour que l'humanité connaisse très vite un épanouissement fabuleux, si nous nous y prenons bien. Les moyens sont là pour nous nourrir (tous, et correctement,) pour nous abriter, nous informer, nous cultiver, communiquer, voyager. Le développement de plus en plus subtil de nos techniques peut nous assurer une intégration agréable et durable dans le milieu vivant.

Nos désordres seuls, et nos égoïsmes, font que ces progrès causent encore des drames, des crises économiques, des tensions et des guerres. Nous pouvons y remédier. L'usage du contrat social, de la démocratie et de l'imagination peuvent en venir à bout.

Des erreurs, pour la plupart réparables, et des errements auxquels nous devons mettre un terme ont mis en danger notre milieu vivant. Nous devrons veiller à rétablir les équilibres compromis.

Nous devons tout faire pour que la nature reprenne confiance en nous. Nous devons pratiquer un amour absolu, un amour-adhésion, un amour vigilant pour tous les phénomènes du monde. Seul cet amour difficile nous rendra sages. Seul cet amour fera de nous de vrais pilotes de Gaïa.

 

Et si nous sommes compris dans un grand dessein

S'il y a une présence, s'il y a une intelligence et une volonté sous la relativité du cosmos, la bonne manière de la reconnaître est de pratiquer ce même amour-adhésion, total et exigeant, pour tous les phénomènes que l'esprit-énergie a mis en oeuvre.

Comment mieux définir un tel amour ? La langue est pauvre, et cette locution que nous devons utiliser doit servir à tant d'usages, du sexe à la charité, en passant par la passion amoureuse.

Soyons plus clairs : l'amour-émotion pour les autres, l'amour-pathos, l'amour-angélisme dont la recommandation reste à peu près seule visible dans les traces que nous avons du Christ n'est pas ce qu'il nous faut. L'amour de l'autre, pour notre nature égoïste, représente une contrainte qu'il faut s'imposer, une tentative fatalement inaboutie, un effort qui ne réussit jamais tout à fait. L'image la plus claire, à cet égard, est celle de Saint Martin qui partage son manteau pour en donner la moitié à un mendiant. Il fait un geste spectaculaire, - après quoi on se retrouve à deux qui souffrent du froid, au lieu d'un seul auparavant. Un oubli de soi volontaire, inattentif et momentané ne produit que des relations fausses, des situations impossibles, des amertumes causées par des esprits bien intentionnés mais mal inspirés. Les chrétiens se sont ainsi fixé, deuis deux mille ans, des buts par définition impossibles à atteindre, et se sont imposé de pratiquer une forme d'amour qui restera toujours au-dessus de nos moyens.

Plus sagement, on devrait se juger, s'examiner, découvrir ses manques et ses manquements, chercher à se parfaire, travailler sur soi. Rechercher la transparence de l'égo, l'absence d'émotions égoïstes, l'immersion parfaite dans la totalité du réel. Devenir un être qui aurait en somme disparu de sa propre perception. C'est à partir de cette base de transparence de l'égo et d'absence d'émotions égoïstes que peut naître le véritable amour - tout différent de éros et beaucoup plus universel que agapé. L'amour qui nous sauvera devrait être voué à englober la totalité du réel - et pas seulement les autres humains. Un amour universel, sans élan dirigé ici ou là. Le véritable amour demande des habitudes d'observation attentive et d'écoute. Il impose d'être prêt à accueillir tout ce qui se passe, mais avec un jugement qui sache, en même temps, ce qu'il ne faut pas tolérer. On pourrait essayer de le décrire entièrement grâce à un mot étrange et étranger, - zen.

Si nous pouvons croire qu'il y a une présence, nous ne le savons pas. Nous devons donc tout faire comme si elle n'était pas. Mais tout penser, tout contempler et méditer toujours comme si nous étions voulus, comme si cette présence nous faisait vivre en même temps que la nature, comme si nous étions ses assistants, chargés de deviner ce qu'elle attend de nous.
 

Le mal

Si l'univers a un auteur, nous devons lui faire endosser tout ce qui est arrivé dans notre histoire. Ce n'est pas vraiment facile à dire, au tournant encore convulsif du siècle de toutes les horreurs, de toutes les cruautés et de tous les gaspillages; au cours duquel d'indéniables progrès dans beaucoup de domaines ont été payés par trop de vies sacrifiées, par trop de peines, de souffrances et de destructions. Comment dire que la seule divinité possible a pu animer les bourreaux de tous les massacres et de toutes les tortures de tous les temps?

Il faut tout de suite envisager ce problème autrement. Pourquoi faudrait-il qu'un auteur soit innocent du mal? D'où avons-nous pris cette idée qu'un esprit créateur doit être bon?

L'auteur possible, créateur en permanence de centaines de milliards de galaxies en évolution incessante, aurait mis en place les conditions d'existence de la vie sur notre planète, il y aurait créé la vie, il aurait poussé cette vie vers une complexification toujours plus consciente. Dans ce contexte, la vie passe à travers nous vers sa continuation. Souvent, nous jouissons de la vie, parfois nous souffrons. L'auteur possible n'est peut-être pas "bon" au sens le plus édulcoré du terme, mais il aurait fait ce qu'il fallait pour que la vie existe sur Terre.

Nous sommes des prédateurs par nature, nous ne vivons pas sans détruire de la vie autour de nous tout le temps, tous les jours, dans la graine ou dans la plante, dans l'oeuf ou dans la bête. Le bien et le mal sont des notions relatives, par rapport à ces données de base, ils n'entrent en jeu qu'au moment où nous perdons le sens de la mesure. Nous sommes quelquefois plus prédateurs que la nature ne l'exige, et quelquefois moins, mais le mal, dans une certaine mesure, est inhérent à la vie.

Nous avons tendance à appeler "mal absolu" ce qui est odieux, cruel et injuste pour la plus grande partie d'entre nous, mais tous les crimes, même les plus affreux, même les plus sinistrement prémédités sont aux yeux de leurs auteurs la seule solution possible d'un problème insupportable, ou le seul assouvissement possible d'un désir irrépressible.

Le bien et le mal sont des notions fluctuantes, dans les lieux ou dans les temps. Il est des gens qui tiennent à pratiquer sur les garçons la mutilation de la circoncision, les autres la refusent. Il est des gens pour qui l'excision des filles est le bien. Il est des gens pour qui l'abattage rituel est le bien, et leurs animaux meurent ligotés, lentement, étouffés par leur propre sang dans d'atroces souffrances. Puis ces gens mangent l'angoisse et la souffrance dans leurs plats de viande, sous forme de toxines et probablement d'ondes mauvaises, et ils s'étonnent de ne pas vivre heureux.

Le bien et le mal sont pour nous des notions variables, - on le voit par exemple avec le problème de l'avortement, crime odieux, pour les uns, commis sur des êtres sans défense, ou résolution médicale simple et facile d'un problème embarrassant, pour les autres.

Le bien et le mal, - le hasard s'en sert au hasard, selon son habitude, ou alors l'auteur du cosmos s'en sert à sa guise. Nous n'en sommes responsables que vis-à-vis de nous-mêmes, pour préserver notre propre-estime. L'auteur possible nous accompagne aussi quand nous faisons consciemment ce qui est mal, mais il nous en laisse le fardeau.

 

L'éternité

"Tel est l'infini, à quoi on ne peut rien ajouter" (1). C'est vrai. Quel que soit le nombre des galaxies de l'univers, et même si leur nombre tend vers l'infini, on pourra toujours leur en ajouter une dans le vide. Donc, théoriquement, on pourra toujours les compter. L'univers est forcément fini. De même, à des durée qui se mesurent en minutes ou en millions d'années, on peut toujours ajouter une minute ou un million d'années, mais elle finiront aussi. Une durée sans fin est inconcevable.

Donnons-nous une définition plus claire de l'éternité. L'auteur qui crée peut-être le cosmos pourrait être installé au coeur d'un instant fixe qui ne passe pas. Dans un "vide" temporel. De là, il utiliserait une part de son énergie dans le grand jeu cosmique, et de là il créérait le temps, - la nécessaire quatrième dimension de son jeu dans un univers fini.

(1) Nicolas Grimaldi, Traité des solitudes, PUF 2003 p. 84

 

Les survies possibles

Les fidèles des religions monothéistes dépassées se retrouveront-ils dépourvus de tout devant cette appréhension de toujours, cette appréhension dévorante à laquelle nous sommes ramenés au moindre malaise, ou chaque fois que la mort rôde au sein de notre entourage - après la mort, qu'advient-il de nous, de notre âme, de la parcelle d'esprit qui est en nous...

Si nos vies ont un auteur en permanence, nous avons le droit d'espérer qu'il nous octroie une forme de survie. En trouverons-nous la clé parmi les réponses incertaines, osées, variables avec le temps que d'autres peuples avaient données à cette question? Beaucoup d'Occidentaux se sont déjà réfugiés dans des versions plus ou moins fidèles du bouddhisme ou de l'hindouisme, mais aucun schéma ancien ne saurait convenir à tout le monde tout le temps. Comme pour la spiritualité, nous devons chercher, nous devons explorer, nous ne devons pas nous satisfaire d'une seule recette sélectionnée parmi tant d'autres. Là aussi, nous sommes libres.

Constatons pour commencer que les Ecritures et les commentaires des chrétiens de toutes les époques et confessions étaient de toutes façons les textes les moins explicites, les moins précis que nous ayions eus. Ils annoncent un Jugement dernier qui verra les méchants précipités en enfer, tandis que les justes pourront entrer dans le Royaume des cieux, mais la limite entre les deux catégories n'est pas établie avec précision. Il semble que tous ceux qui avaient la foi devaient être sauvés, mais de quelle intensité de foi fallait-il faire preuve, - là encore, la limite  fluctuait dans les prédications avec le temps, comme elle fluctuait entre les diverses confessions et sectes. Sans bien comprendre ce qui les attend, la plupart des gens à demi déchristianisés qui ne vont plus à l'église que pour les mariages et les enterrements sentent vaguement qu'ils devraient être sauvés, parce qu'ils n'ont jamais rien fait de très grave.

Si les Ecritures chrétiennes sont extrêmement vagues sur le Royaume et sur les conditions du passage, elles contiennnent aussi beaucoup d'invraisemblances par rapport aux formes que cette vie éternelle prendra. Elles promettent la résurrection mais ne fournissent comme exemples que celle de Lazare, toute provisoire, et celle du Christ, disparu ensuite lors de son Ascension. Les exigences molles du christianisme, après deux mille ans d'existence, sont le signe d'une notion très vague de ce qui peut nous arriver après la mort. Le grand basculement chrétien vers le "Ciel" générait des envolées lyriques, mais des descriptions floues.

D'autres traditions ont de toute évidence des enjeux plus précis et plus précieux à nous proposer, et tout d'abord celles qui ont écrit des "Livres des morts", - l'Egypte ancienne, le bouddhisme tibétain.

Les anciens Egyptiens ont fait preuve durant des millénaires d'une confiance ferme et unanime dans une forme d'existence dans l'au-delà, et ils nous en ont laissé des traces à la fois poétiques et philosophiques remarquables. Ils ont toujours su que l'homme existe par l'effet d'une force universelle, qu'ils ont nommée le "Ka". Ce Ka rayonne comme un reflet du divin en toute chose. Les dieux et les rois avaient un Ka, mais chaque homme en avait un, comme aussi les objets naturels, comme aussi les temples. Mourir, pour les sujets de l'Ancien Empire, c'était tout simplement "passer à son Ka", rejoindre la force universelle, se fondre dans l'harmonie, replacer la braise d'énergie cosmique détenue par chaque être humain dans une fusion primordiale. La mort était une ondulation imperceptible de l'énergie vitale.

Il faut garder en mémoire ce motif de la confiance des anciens Egyptiens dans le sens de la vie, toujours présent sous le fatras des histoires de divinités. Ce motif de la force universelle que l'on va rejoindre aide à comprendre la courte apparition, dans ce pays, d'un premier monothéisme où se manifestait la même prescience de l'absolu immanent que dans les grandes traditions asiatiques.

Dans les textes des sarcophages, élaborés durant le Moyen Empire, et dans les Livres des promesses de résurrection, jusqu'à la fin du Nouvel Empire, les choses se sont compliquées. Le mort doit subir des épreuves, il doit se munir de réponses apprises pour affronter les questions du passeur, il doit franchir avec des protections magiques un barrage de flammes. Les prêtres avaient inventé un commerce extrêmement lucratif des accès vers l'au-delà. Mais une autre idée magnifique qui apparut là fut celle du souhait des morts de sortir au jour, si le défunt atteignait sa délivrance. Au moment suprême, on s'attendait à pénétrer dans une lumière définitive.

Les "Livres des morts" tibétains montrent que des sages, dans ce pays, ont poussé la même recherche aussi loin qu'il était possible, dans des expériences encore plus audacieuses que celles de l'ancienne Egypte.

Pour une partie de l'humanité, la question de notre survie a toujours été réglée par les cycles de réincarnation. Nous devrions passer par des cycles de vie sous diverses formes, ou de vie humaine dans divers milieux, jusqu'à ce qu'une série de vies mieux  vécues et plus illuminées que les autres nous rendent finalement dignes du Nirvana. Lequel est un bain de lumière, au sein de l'Absolu, qui pourrait ressembler fort à un bonheur extatique ressenti dans un instant fixe qui ne passe pas.

Il est clair que cette croyance rassure mieux, devant la mort, que l'idée d’une brutale expédition devant un juge après une seule expérience terrestre. La perspective de la réincarnation fait de la mort une étape moins effrayante. Si l'on n'a pas atteint une grande sagesse dans la vie présente, on pourra recommencer la tentative autant de fois qu'il le faudra.

La seule expérience supplémentaire que les Occidentaux aient pu faire grâce à leur science nous est proposée par les récits des personnes qui ont passé par quelques instants de "mort clinique", à la suite de crises cardiaques ou d'opérations chirurgicales, et qu'on a réussi ensuite à ranimer. Quelques livres ont été écrits là-dessus par des médecins que la fréquence et la concordance de ces récits avait rendus attentifs au fait qu'il ne s'agissait pas forcément de simples rêves.

Ces "morts provisoires" disent tous que leur esprit a commencé par se détacher de leur corps pour flotter dans l'endroit où ils se trouvaient. Ils pouvaient voir leur corps de l'extérieur, et certains d'entre eux sentaient l'envie de dire aux médecins paniqués que ce n'était pas la peine d'essayer de les ranimer, qu'ils se trouvaient fort bien dans ce nouvel état. Quelques uns parlent ensuite d'une sorte de couloir traversé et de portes franchies, quand ils ont pu s'éloigner. Ceux qui sont restés le plus longtemps dans cet état extraordinaire racontent enfin un accès progressif vers une lumière à la fois très vive et très accueillante. Tous, ils disent l'impression de quiétude qu'ils avaient, la sensation d'un bonheur étrange et la proximité d'une présence inconnue mais apaisante. Aucune de ces personnes, évidemment, n'était vraiment morte et n'a pu s'installer durablement dans ce nouvel état.

 

Un nouvel autre monde

Avec un amour-adhésion pour les phénomènes du monde, avec une contemplation attentive, nous devenons porteurs d'un monde de souvenirs, de rêves, d'imaginaire, d'une collection d'instantanés qui sont à chaque fois l'ancrage d'un instant vécu avec une acuité particulière. Nous nous créons de la sorte un univers particulier, un univers personnel différent de celui des autres.

Marcel Proust a dit que "le plaisir que nous donne un artiste, c'est de nous faire connaître un univers de plus" (2), et c'est tout particulièrement vrai de son oeuvre, comme de celle de certains artistes d'une grande sensibilité contemplative, - en peinture, Vermeer, Chardin ou Corot, avant les impressionnistes, en musique, Debussy. Mais nous sommes tous riches de tels moments privilégiés. Notre âme pourrait se définir comme un univers différent, vaste comme le monde réel, mais ailleurs. Il y a place dans le vide pour une infinité d'infinis

Ce pourrait être tout cela qui nous sera rendu pêle-mêle et "mis à plat" si nous rejoignons l'instant fixe qui ne passe pas. La mort pourrait nous rendre à une présence parfaite et simultanée de nos instants retrouvés, comme si elle les faisait sortir au jour. Cet univers particulier pourrait passer à une autre forme d'existence et nous restituer d'un coup la totalité de sa multiple image.

D'autre part, il se peut aussi que la parcelle d'esprit qui agit en nous retourne à son origine, à l'Un, à l'Identité, à l'esprit-énergie, - comme un pli se dénoue et redevient tissu. Cela ressemblerait aux évocations de l'étrange clarté apaisante entr'aperçue par les gens qui ont fait des expériences aux limites de la vie.

Ces deux notions pourraient-elles se combiner pour nous rendre, dans le Nirvana de notre "temps retrouvé", une vision parfaite de ce que nous avons connu, une communication parfaite avec ceux que nous avons aimés? Dans une illumination souveraine, nous aimerions obtenir aussi la clé de tous les mystères qui subsistaient pour nous.

Faudrait-il aussi garder la crainte d'un jugement, l'angoisse de cette "pesée du cœur" mentionnée dans les textes des sarcophages égyptiens ? S'il nous est donné de revivre à jamais tous nos instants marquants, le risque existe évidemment de voir les mauvais revenir avec les bons. Le mal que nous faisons sciemment, nous aurions à en souffrir le remords, la honte, l'amertume.

Quoi qu'il en soit, nous avons le choix d'innombrables façons d'espérer. Qui nous renvoient à l'essentiel, - goûter pleinement la vie, aimer et respecter tout ce qui vit, rechercher l'harmonie.

(2) Lettre de Marcel Proust à Antoine Bibesco, pour lui remettre le manuscrit de Du côté de chez Swann.

 

L'éros

Il est remarquable que l'érotisme, dans nos corps, se manifeste par une tension : cela constitue un rappel des forces constitutives de l'univers, de celle qui  lie les particules dans les noyaux d'atomes à celle qui gère les galaxies. Nous pouvons ressentir cette tension comme un reflet ou une manifestation sensible des forces grâce auxquelles nous existons. D'autre part, nos plus vives jouissances nous donnent un assez bon avant-goût de l'image que nous avons choisie de l'éternité, - cet instant fixe qui ne passe pas.

Notre sexualité est la plus accomplie, la plus belle sans doute du règne animal. Elle est prête à fonctionner sans contrainte de saison, pour les femmes comme pour les hommes. Elle peut se pratiquer avec le plus grand choix de caresses et la plus grande variété de partenaires. Les seules limites sur lesquelles tout le monde s'accorde sont qu'il ne faut forcer personne, protéger la quiétude de l'enfance, eviter le mauvais goût et le dégoût.

La nature nous a fait là des dons exceptionnels. Dans la sexualité heureuse, nos libertés jouent ensemble. La liberté de l'un grandit avec celle de l'autre. Elles ne s'opposent pas, elles se complètent. Nous devons retrouver la pureté du désir et la beauté de ses assouvissements raffinés, - pour les Occidentaux, en oubliant la vulgarité dont le dédain judéo-chrétien pour la chair avait empreint les ébats amoureux. L'érotisme anobli nous livrera une clé très efficace du bonheur d'être au monde.

 

Les nourritures terrestres

Nos attaches avec Gaïa, par ordre d'importance, sont l'air et la pression atmosphérique, puis l'eau. La troisième, c'est la nourriture. Là aussi, nous devons rechercher une nouvelle harmonie. Notre liberté est importante, il ne doit donc pas être question de prononcer des interdits à cet égard - sauf pour ce qui est cruel. Mais nous devrions recentrer notre alimentation sur ce que la nature met en réserve, en si grande abondance, pour se reproduire, c'est-à-dire les graines, les noix, les oléagineux, les fruits, les oeufs, les laitages. Ce serait un moyen de restreindre nos prédations.

 

La liberté, les libertés

Nous devons nous sentir libres, - et responsables.

C'est vite dit, mais nous savons notre liberté restreinte par l'hérédité, l'éducation, les modes, le milieu culturel et bien d'autres facteurs qui influencent notre comportement.

Nous avons aussi des habitudes, nos chères habitudes par lesquelles nous nous laissons guider paresseusement et voluptueusement, pour ne pas avoir à décider à tout instant ce qui doit se passer ensuite. Nous sommes libres mais nous supportons mal une liberté absolue, - si mal que nous cherchons à remplir nos journées d'obligations à horaires fixes, de choses à faire régulièrement à la même heure.

L'exercice de la liberté est cependant essentiel si nous voulons goûter la sensation d'exister, savourer l'impression de nous créer nous-mêmes plutôt que de subir la force des choses.

Pour nous encourager, voyons clairement que beaucoup de nos libertés jouent avec celles des autres, au lieu de les restreindre. Tant que nous allons partout où nous voulons, les chemins resteront ouverts pour nous tous. Si nous vivons plus joyeusement et convivialement, nous vivrons tous mieux. Ce sont ces libertés-là que nous devons rechercher.

 

Bâtir un humanisme

Pour nous fondre en harmonie dans l'évolution générale de Gaïa, nous devons entrer dans un humanisme, - si l'on veut bien entendre par là une sagesse qui prendra l'homme pour mesure de toute chose, et qui mettra le bonheur et l'épanouissement des humains au-dessus de la gloire des empires, au-dessus de tout ce qui pourrait prétendre avoir plus d'importance, l'argent, la religion, les règles de vie édictées pour un autre temps, les mystiques desséchantes.

La femme et l'homme doivent revenir au centre de nos préoccupations. Un nouvel humanisme doit nous débarrasser de tout ce qui peut brimer, embrigader, aveugler, soumettre, fanatiser ou intimider. Quel modèle pouvons-nous lui donner?

Beaucoup de bons esprits et quelques grands seigneurs rêvaient d'humanisme lors de la Renaissance, mais ils n'ont pu réaliser qu'un humanisme des lettres et des arts réservé à une élite et soigneusement abrité dans quelques châteaux, des jardins ou des lieux d'étude. On ne saurait proposer d'imiter une période où Maître Eckart fut poursuivi par l'Inquisition, où périrent sur le bûcher Giordano Bruno et Michel Servet, où Erasme dut se taire et se cacher, Galilée se rétracter - et qui d'ailleurs se termina par des guerres de religion épouvantables.

A part l'exemple de l'intermède atonien dans l'histoire égyptienne, qui dura très peu de temps, et celui de la Grèce antique, il faut avouer que nous n'en avons guère expérimenté dans les faits. Et même, - l'humanisme de la Grèce au siècle de Périclès fournit à première vue une image idéale, mais il était gravement marqué par la misogynie et l'esclavage.

Il y eut un moment de bonheur collectif improvisé après Mai 68, - à Paris où l’on s’enivrait de slogans poétiques, à Woodstock où l'on se saoûlait de musique et de soleil tous ensemble. Il faudrait les faire revivre et durer, les améliorer. Il nous faut un humanisme jouissif et désentravé qui puisse être longuement partagé.

Osons proposer un autre modèle encore. Le dix-huitième siècle européen, présenté après coup comme une affreuse période d'Ancien Régime attardé, tyrannique et injuste, fut en réalité une période bénie où les autorités politiques et religieuses se firent débonnaires au possible. Ce temps des Lumières s'accommodait fort bien des régimes de droit divin établis presque partout en Europe, grâce à une pointe de cynisme et d'insolence présente chez tous les libertins du temps, et qui ne fut pas sévèrement combattue. On vit alors paraître inopinément un humanisme impromptu, spontané, bon enfant, joyeux, désordonné, - séduisant en diable lorsqu'on le voit dans les tableaux et la littérature de l'époque, ou dans les correspondances échangées. Cela dura le temps des Lumières, avec un peu trop de luxe par endroits, sur fond de grande pauvreté et de quelques famines, bien sûr, - mais rien ne fut jamais parfait dans cet ordre de choses.

A partir du moment où l'on chercha à mettre les institutions en alignement méthodique avec les idées des Lumières, quels dégâts n'a-t-on pas causés. Avec les luttes révolutionnaires, la cavalcade infernale allait démarrer: dictature militaire, montée en puissances des nations, montée en influence des patriotismes, toute-puissance de l'argent, surtout, qui obnubilait les bourgeois dans tout l'Occident. Pour couronner le tout, il y eut les belles idéologies destinées à corriger les défauts des sociétés bourgeoises, mais dont les applications furent pires qu'elles, parce qu'elles étaient totalitaires et policières.

L'humanité ne doit plus se laisser dévorer par des volontés de puissance ou des fanatismes religieux, et moins encore par cette imitation de patriotisme qu'on essaie d'inculquer aux "ressources humaines" des compagnies multinationales glorieuses de leurs parts de marché.

La nostalgie d'un grand paradis terrestre où nous aurions la musique dans la vie, la vie dans la nature, la nature dans la paix, la paix dans la fraternité, devrait nous servir de germe pour le futur.

 

Le mileu vivant et l'environnement

L'environnement, soyons clairs, c'est trop souvent pour nous ce qu'il y a de joli aux alentours de notre habitat,  le décor de nos promenades, le but de nos excursions, le cadre de nos vacances. C'est un certain nombre de parcs et de jardins publics, c'est la plage et la montagne, c'est la réserve de savane pour les safaris-photos.

Cela, les gouvernements et les décideurs économiques veulent bien qu'on en prenne soin et qu'on protège ce qu'il en reste dans la mesure du possible. Mais qu'on n'aille pas toucher, ce faisant, aux choses sérieuses: les villes, les zones industrielles, les terres de culture intensive que l'on remplit d'engrais et de pesticides. Tout cela, les gens importants en ont besoin, c'est de la matière première, c'est l'appareil de production, ce n'est pas "l'environnement". Rien à voir.

Alors que tout se tient. Alors que la Terre entière est notre milieu vital et vivant, où tout agit sur tout, où la plus petite surface pavée déplace ou tarit des courants souterrains, où les fumées d'usine font toujours tousser des bébés quelque part, où les pollutions sont toutes mortelles pour des organismes vivants.

La meilleure preuve de l'attitude négligente et depuis longtemps criminelle envers la nature inspirée par le judéo-christianisme est justement dans cet usage officiel et délibéré du terme "environnement", dès qu'on parle de ces problèmes.

Nous devons retrouver le sens du soin précis qu'il faut prendre de la nature entière. Nous devons prendre soin des plantes comme de nous-mêmes, parce qu'elles sont les supports de nos vies. Nous devons prendre soin des animaux, parce qu'ils sont le socle et les garants de notre évolution.

Nous ne survivrons pas longtemps, en tant qu'espèce, si nous ne retrouvons pas - et vite - une conscience accordée aux harmonies universelles.

Nous agissons presque tous comme des brutes épaisses, dans la nature. Nous avons atteint un haut niveau de science, mais pas le même niveau de conscience. Nous avons acquis de grandes capacités, mais nous en faisons un usage aberrant. Partout des êtres et des organismes vivants souffrent à cause de nous et nous n'en tenons aucun compte, nous n'avons que mépris et indifférence pour ce qu'ils ressentent.

Alors que nous sommes à tout le moins l'intelligence de Gaïa, ou alors les partenaires que l'auteur s'est donnés pour faire de la Terre un objet cosmique intéressant.

 

Le sacré

Nous avons de tous temps désigné certaines choses comme sacrées, par des choix collectifs érigés en traditions persistantes. Les Occidentaux lancés dans leur vie "moderne" et technicienne ont supprimé une grande partie de leur héritage dans ce domaine. Beaucoup d'entre eux le regrettent, et se mettent à chercher des substituts dans les directions les plus invraisemblables ou dans des sectes coûteuses et dangereuses.

Si nous sommes dans le poème d'un Poète, tout est sacré. Nous avons dès lors le droit de choisir librement, de manière personnelle, les phénomènes auxquels nous accorderons un degré d'attention plus intense.

Si l'univers existe par hasard, c'est la vie miraculeusement apparue sur Terre qui doit nous être sacrée, dans le vivant sous toutes ses formes.

Pour exercer notre spiritualite, nous devons rechercher notre chemin de vérité, chacun le sien propre. Comme le voulait Akhenaton, chacun doit devenir son propre prêtre. Nous devons inventer nos cérémonies. Nous devons nous sentir libres d'investiguer tous les enseignements, sans nous laisser engloutir par aucun.

 

Le partage

L'humanisme dont nous avons besoin est d'abord un partage. Non pas un partage précis, méthodique et volontariste des biens matériels, qui finirait comme toutes les tentatives précédentes par un effrayant contrôle policier. Nous devons partager les connaissances, le savoir-faire, le sens du plaisir, le bonheur. Nous devons partager ce que les autres peuvent recevoir sans que nous le perdions. Pas le manteau de Saint Martin, mais la sympathie, l'empathie, l'attention. Un poème offert affine d'autres sensibilités. Une musique jouée fait vibrer des sentiments chez ses auditeurs. Le reste des problèmes que nous avons entre nous s'ajustera naturellement par la suite. La relation avec les choses et avec l'argent cessera de poser problème.

 

Changement de perspectives

Nous avons eu la Loi, dite de Moïse, d'où sont découlées les lois, les législations, les chartes, les conventions du droit international, les codes civils et les codes pénaux, le droit des affaires, les règlements de gabarit des constructions, des milliers et des milliers d'autres règlements. Nous devons désormais susciter une morale de consensus, d'harmonie et d'échange de libertés, non plus une morale de codes.

Nous avons eu les religions, toutes progressivement bardées de dogmes, appuyées sur leurs textes, intangibles derrière leurs liturgies et leurs règles. Nous devons inventer une spiritualité personnelle qui s'ouvre aux expériences sans jamais renoncer à sa liberté.

Nous avons eu la philosophie, spécialité occidentale, qui est en réalité une longue suite de philosophies, c'est-à-dire à chaque fois une construction intellectuelle complète dans sa formulation. De celle d'Empédocle à celle de Platon, de celle d'Aristote à celle de Kant, de celle de Hegel à celles de Marx et de tant d'autres, ce sont à chaque fois les idées d'un grand spécialiste qui nous sont exposées, prêtes à l'emploi. Nous devons inventer une sagesse fluide, exigeante, capable d'évoluer avec nos expériences. La sagesse est ce qui court au travers des meilleures philosophies et qui ne s'arrête jamais. Elle demande une recherche incessante. Elle fait le bonheur de ceux qui essaient de penser leur existence dans le monde avec ce qu'ils ont de repères.

La sagesse est un art d'être présent au monde, elle est émerveillement, elle est un ajustement constant au grand jeu de la relativité des choses.

 

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© André Chollet - Genève, juillet 1999

dernières modifications décembre 2006